Lettre persane

Du 19 au 29 avril 2017, suite de notre séjour en Iran

Après deux jours dans la jolie ville de Kashan et avant d’attaquer les grandes villes, avec Marine nous prenons une petite dose de nature lors d’une étape au milieu des montagnes dans le village d’Abyaneh qui mérite plus que les deux heures que bien des groupes lui accordent. En chemin, nous passons devant une énorme complexe. Le chauffeur se raidit: « Atomica, no picture ».

On comprend alors qu’il s’agit du fameux centre d’enrichissement de Natanz où le régime iranien est soupçonné par la communauté internationale de préparer dans le plus grand secret sa bombe atomique. Cet objectif présumé, caché derrière son programme officiel de développement d’une filière nucléaire civile, vaut à l’Iran d’être l’objet de lourdes sanctions internationales qui entravent son développement. Les activités qui y sont menées sont ultra sensibles, quelques kilomètres plus loin pourtant, on voit des troupeaux de chèvres avec leur petit pâtre menées tranquillement à leur enclos dans le silence du soir.

Rendez-vous à Chiraz
A Chiraz, nous retrouvons Cosima, amie d’enfance de Marine, venue des Emirats, où elle vit, pour découvrir l’Iran. C’est donc à trois que nous allons remonter le pays pendant huit jours en direction de Téhéran, suivant ainsi, comme beaucoup de touristes, les traces du célèbre écrivain-académicien Pierre Loti qui fit ce même périple à la fin du 19 eme siècle, à une époque où il n’y avait ni route, ni gare routière, ni bus VIP superconfort avec la petite bouteille d’eau offerte et les arrêts chronométrés aux toilettes.
Arrivé des Indes, Pierre Loti avait débarqué à Bushehr après une étouffante quarantaine avec l’idée de traverser la Perse et d’en découvrir les cités de légende. Tandis que nous filons en autocar, défilent les phrases ciselées de son journal « Vers Ispahan » dans lequel il consigne, dans un style presque trop raffiné, les détails de sa remontée depuis le Golfe étouffant, jusqu’au plateau central de l’Iran: Chiraz, Ispahan puis sont terminus tout au nord, la ville alors nouvelle de Téhéran. Ainsi qu’il la décrit, la région du golfe est si suffocante, que la caravane ne peut circuler que de nuit. Il relate alors les montées acrobatiques à dos de mule le long des sentiers escarpés, les cadavres des bêtes épuisées qui gisent de chaque côté, les entourloupes, les escortes qui s’évaporent, les brigands, la fraîcheur des oasis et la vermine des caravansérails dont on peut aujourd’hui encore admirer les carcasses au coeur des bazars. Lui aussi a longtemps fantasmé sur ces cités millénaires. Le moins que l’on puisse dire, c’est que Chiraz le déçoit.

« Vraiment, on se sent perdu dans cette Chiraz qui est perchée plus haut que les cimes de nos Pyrénées et qu’enveloppe à cette heure une nuit limpide, mais une nuit tellement silencieuse et froide. »

Un notable lui prête alors une maison pour son séjour mais Loti se désespère et rapidement ne songe qu’à quitter cette ancienne beauté décatie et sale qu’il compare à une « taupinière humaine » où il peine à trouver son chemin comme dans « ces mauvais rêves où, lorsqu’on veut atteindre un but, les difficultés augmentent à mesure qu’on approche, et les passages se resserrent. »

« Oh les étonnantes petites rues, semées d’embûches même en plein jour, quelques fois, en leur milieu s’ouvre un puits profond, sans la moindre margelle au bord; ou bien, à la base d’un mur, c’est un soupirail béant qui donne dans des oubliettes noires. Et partout, traînent des loques, des ordures, des chiens crevés que dévorent les mouches. (…) Les remparts de Chiraz forment un côté de cette place; élégants et délabrés comme toutes les choses persanes (…) au bout de deux cents mètres on les voit mourir en un amas de briques éboulées, que sans doute personne ne relèvera jamais. »

Chiraz s’est bien rattrapée depuis. Son bazar est l’un des plus vivants d’Iran et ses mosquées ont retrouvé le lustre qu’elles avaient perdu depuis et on prend plaisir à s’égarer dans les ruelles de cette cité où la propreté ne laisse plus à désirer. Aménagée au coeur d’un harmonieux jardin, la tombe du poète Hafez, considéré en Iran comme un prophète directement inspiré par Dieu, témoigne de l’amour ancestral des Iraniens pour la poésie.

Persépolis, grandeur et décadence

Depuis Chiraz, l’autoroute se fraie un chemin dans le relief pour aboutir à un immense tapis verdoyant. Cette gigantesque plaine parfaitement plate est ceinte d’un corset de montagne, comme une perle d’émeraude protégée d’une couronne d’épine. Il faut la traverser toute entière pour venir buter tout au fond, sur la haute terrasse d’où surgit ce qui reste de Persépolis. L’antique cité fondée par Darius surprend par la finesse de ses bas-reliefs, on essaie de se figurer le gigantisme de ses colonnades, on se murmure à soi-même le sens de ces inscriptions millénaires passée la « Porte de toutes les nations », on pense à tous ces frères humains qui ont bâti ces merveilles, les ont admirées où s’y sont prosternés. Deux siècles de splendeur pour 2000 ans d’oubli: après l’avoir pillée, Alexandre passa par les flammes la somptueuse cité des Achéménides afin d’asseoir sa nouvelle autorité sur la Perse. Comme tant d’explorateurs avant lui, dont un certain nombre ont gravé leur passage dans les piliers du premier portique, Pierre Loti se laisse émouvoir par le pouvoir encore tellement vivace de ces lieux:

« Le soleil baisse, allongeant les ombres des colonnes et des géants sur ce sol qui fut un pavé royal; ces choses, lasses de durer, lasses de se fendiller au souffle des siècles, voient encore un soir… »

En contrebas, des squelettes bien plus récents sont livrés à la décrépitude: il s’agit des restes tubulaires des anciennes tentes que le dernier Chah avait faites aménager pour les fastueuses célébrations des 2500 ans de l’empire Perse en 1972. Des dizaines de chefs d’Etat avaient été conviés dans ce décor de péplum pour une orgie choquante qui a repoli le lustre de l’Iran tout en ternissant irrémédiablement la réputation de la monarchie. Trop d’argent, de luxe, de vanité et de privilège. Aujourd’hui, le Chah est parti, la révolution est passée, les ossatures sont toujours là comme des pièces à conviction qu’on donne à ronger aux visiteurs du monde entier.

Yazd, la ville désert
De Chiraz nous avons roulé vers Yazd où Pierre Loti n’est jamais allé, le détour étant trop long pour lui. Yazd a pris la couleur du désert d’où elle est sortie, le centre historique est semi-enterré pour se protéger des sables et de la morsure du soleil, ses rues serrées dessinent tout en ombre et lumière, elle est caparaçonnée de terre et de briques et le jour assommant vide ses rues. Abreuvées par les montagnes qui l’environnent,elle est une des plus anciennes cités à avoir été construite autour d’un système de canaux souterrains distribuant l’eau courante depuis 2000 ans.

Seule note de couleur, la mosquée semble un morceau d’azur jeté au milieu de ces couleurs fauves, elle se dresse vers le ciel quand tout le reste se replie vers le sol. Recouvertes de tapis, les mosquées iraniennes sont des lieux où il fait bon se rafraîchir le corps et l’esprit. Nous ne parcourrons qu’une seule journée cette ville devenue bien touristique. En fin d’après-midi, un bus nous emmène vers Ispahan, la « ville de la moitié du monde » qui nourrit depuis des siècles les fantasmes des Occidentaux.

Ispahan, Versailles d’Orient
Pierre Loti, lui, mis une dizaine de jours à dos de mule mais reste ébahi. Après l’émotion à l’approche des dômes bleus et des longs minarets « comme des fuseaux« , Pierre Loti loue la modernité d’Ispahan, modèle du génie perse pour tout ce qui touche à l’urbanisme et à l’architecture.

« A une époque où; même en Occident, nous en étions encore aux places étroites et aux ruelles contournées, un siècle avant que fussent conçues les orgueilleuses perspectives de Versailles, cet Oriental avait rêvé et créé des symétries grandioses, des déploiements d’avenues que nul après lui n’a su égaler. »

Un peu sans le vouloir et après bien des hésitations, on commence à Ispahan par y craquer pour de très beaux tapis tissés par les nomades Kashkaï auprès d’un magasin célèbre. C’est Ehsan, un jeune professeur iranien rencontré à Chiraz qui nous a initié à l’art des tapis lors d’une longue visite guidée. Si vous voyagez en Iran un jour, sachez-le, les Iraniens, vous n’y pouvez rien, il faut toujours qu’ils soient trop serviables et chaleureux.

Cafés en terrasse, déambulations, longue promenades le long des berges, hasard des rencontres, dans cette ville moderne et vibrante mais libérée de l’omniprésence des grandes franchises mondialisées (merci les sanctions internationales) on se laisse vivre comme si on y habitait ce qui est sans doute la plus belle façon de découvrir un lieu: l’explorer sans s’y comporter en étranger. Ispahan est une cousine proche de nos grandes villes européenne, avec cette pointe d’accent exotique qui lui confère un charme incomparable. On s’y sent bien.

Mais déjà, il est temps de regagner Téhéran où ce cher Pierre Loti se rendait de bien mauvaise grâce, peu intéressé qu’il était par cette nouvelle capitale sans passé et sans beauté. Plus d’un siècle après, Téhéran n’est pas devenue jolie, mais elle est devenue intéressante et l’on se perd dans ses galeries d’art contemporain et ses cafés branchés. La visite de l’ancienne ambassade des Etats-Unis, théâtre de la très longue prise d’otage peu après la chute du Chah est saisissante et laisse entrevoir l’antiaméricanisme farouche qui anime encore la frange la plus radicale des défenseurs de la république islamique. On savoure ces derniers moments de voyage à trois et l’on dit au revoir à Cosima qui doit rentrer reprendre du service au terme de cette belle semaine. Je referme le livre de Pierre Loti.

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